De passage à Paris, la romancière russe évoque son recueil de nouvelles, le Corps de l’âme. Elle a dû quitter Moscou pour Berlin dès l’annonce de l’invasion de l’Ukraine, mais espère, sans trop d’illusions, pouvoir rentrer chez elle
La romancière russe Ludmila Oulitskaïa. Photo AFP
La romancière russe Ludmila Oulitskaïa est venue à Paris à l’occasion de la publication, en France, de son recueil de nouvelles le Corps de l’âme (1). Les femmes y sont au premier plan. On découvre, par exemple, deux homosexuelles, l’une d’origine azérie, l’autre arménienne, mariées ensemble à l’étranger. L’une va mourir… Une femme, mi-balte, mi-polonaise, dont la mère s’est suicidée comme Anna Karénine, découvre l’amour sur le tard avec un neurologue juif. Quand il meurt, la tentation du suicide s’impose à elle… Ces nouvelles, jusque dans la noirceur, sont empreintes d’humour et parfois nimbées d’une aura métaphysique.
Ludmila Oulitskaïa, grande voix de la littérature russe contemporaine, très lue dans son pays natal, partout traduite, est titulaire de nombreuses récompenses en Russie et ailleurs (en France, en 1996, son roman Sonietchka obtenait le Médicis étranger et, en 2011, lui était attribué le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes). Tout récemment lui a été décerné le prestigieux prix espagnol Formentor de la littérature.
Elle est née en 1943, dans l’Oural, où s’étaient réfugiés ses parents moscovites. En 2012, dans Détritus sacrés, elle se décrivait « comme la dernière juive d’une famille assimilée ». Elle a été biologiste généticienne, licenciée pour faits de dissidence, sa machine à écrire professionnelle ayant servi à composer des « samizdats » (ouvrages clandestins). Dès lors, elle a écrit, pour la radio, le théâtre, des nouvelles, des romans. Son engagement contre l’homophobie lui a valu, en 2016, d’être attaquée par de jeunes militants pro-Poutine. Le 25 février, dans une tribune publiée dans l’Obs, elle affirmait d’emblée éprouver « de la douleur, de la peur, de la honte » à cause de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. « Il faut absolument, disait-elle, stopper cette guerre qui se déchaîne de plus en plus à chaque minute qui passe et résister à la propagande mensongère dont tous les médias inondent notre population. » De cela aussi, elle nous parle.
La suite de récits présents dans le Corps de l’âme s’attache à de multiples portraits de femmes, confrontées à différentes formes d’adversité sociale dans la société russe. Peut-on dire qu’il s’agit là d’un manifeste féministe implicite ?
Il ne s’agit pas d’un manifeste féministe. Le féminisme en Russie et le féminisme en Occident sont deux choses complètement différentes. En Occident, les femmes se sont battues pour avoir l’égalité des droits avec les hommes, tandis qu’en Russie, c’est purement et simplement une question de survie. La Russie est un pays où les femmes ont beaucoup d’importance, ne serait-ce que d’un point de vue démographique. Sur le plan géographique aussi, il y a toujours eu plus de femmes que d’hommes…
La plupart de vos personnages de femmes sont issus de minorités ethniques, c’est-à-dire non russes d’origine. Que signifie, à vos yeux, une telle diversité ?
Lorsque j’étudiais à l’université, j’avais des relations avec des personnes des différentes Républiques de l’Union soviétique. Il y avait là quantité d’ethnies. Je côtoyais des Asiatiques, des Caucasiens, des gens de l’Oural. Il y avait aussi des étudiants d’Amérique du Sud ; un garçon de Cuba, une fille du Venezuela. Chacun s’intéressait aux autres. Il n’y avait pas une ombre de nationalisme ou de racisme. Juste un intérêt réciproque pour des cultures différentes.
La complexité des rapports dans la société russe, que vous abordez sous l’angle féminin, s’avère en rupture avec l’image qu’on se fait de votre pays, qu’on imagine volontiers essentiellement axé sur la force virile…
D’abord, j’écris sur ce que je connais le mieux. L’importance de la virilité, à laquelle vous faites allusion, est fausse en réalité. Il se trouve seulement que les hommes sont beaucoup plus visibles que les femmes. Lorsqu’on considère les représentants du pouvoir, on ne voit que des cravates et des costumes. Il n’y a même pas, dans les structures dirigeantes, un pourcentage décent de femmes.
Si votre écriture apparaît délibérément réaliste dans la description, il y a, par à-coups, des phases oniriques inattendues. Peut-on parler d’un réalisme poétique ?
Je ne suis pas contre ! Je prends, avec plaisir, cela pour un compliment.
Cela passe-t-il en effet par « l’âme », notion devenue rare dans la littérature occidentale ? Si oui, que signifie-t-elle pour vous ?
Cela me plaît qu’un autre monde se reflète parfois dans ce que j’écris. Chaque art possède son domaine de possibilités. Certaines choses peuvent être dites avec des mots. D’autres ne le sont que par la musique ou la peinture. Ce sont là différentes façons de percevoir le monde. Le mot « âme », je le comprends dans le sens d’essence d’une personne. Nul ne peut dessiner un atlas de l’âme, il ne nous est donné que d’entrevoir parfois une zone frontalière. Cette frontière entre le corps et l’âme me fascine. S’en approcher est risqué et dangereux.
Dans l’une des nouvelles, on sent passer l’ombre de la guerre, celle d’Irak, qui atteint le mari, kurde, d’une de vos héroïnes. Cela nous amène à aujourd’hui, dans celle d’Ukraine. Qu’en pensez-vous ?
C’est épouvantable. Cette guerre est difficilement admissible parce qu’elle a lieu avec nos frères. Qui plus est, avec nos frères aînés, pas nos cadets. Ce que l’on appelle aujourd’hui la culture russe est née de la Russie kievienne. C’est une folie.
Vous vivez à Berlin et vous connaissez profondément l’état mental de la société russe. Que dire de la catastrophe en cours ?
Cela fait plus de deux semaines que j’habite à Berlin. Mon fils aîné m’a acheté un billet et m’a mise dans l’avion avec mon mari. Je n’ai même pas eu à prendre la décision. Il m’a dit : « Fais ta valise. » En quelques heures, c’était plié, je suis partie et je n’ai rien emporté.
En Russie, les gens ont différentes façons de voir les choses. Plus les semaines passent, moins nombreux sontceux qui peuvent accepter cette guerre. Le pouvoir officiel disait préparer une opération éclair, avec une victoire rapide. D’ailleurs, il n’utilisait même pas le mot « guerre ». Il parlait d’« opération spéciale ». Il n’avait pas du tout prévu la résistance de l’Ukraine. J’ai l’impression que ce conflit va se terminer bientôt. J’espère que ceux qui sont à la tête du pays vont retrouver leurs esprits et comprendre que continuer ne donnera rien de bon.
D’où venez-vous ? Quelles sont vos racines profondes ?
Je viens du milieu de l’intelligentsia juive moscovite. Dans ma famille, je suis de la quatrième génération de gens instruits. Ma grand-mère a terminé le lycée et parlait français et allemand. Toute ma famille a reçu une éducation secondaire. La plupart du temps, les hommes de ma branche ont eu une culture technique, scientifique. Les femmes aussi. Ma mère était biologiste, et je suis biologiste moi aussi.
À quand remonte votre séparation intime d’avec la société soviétique, puis russe ?
Depuis toujours ! À 10 ans, je savais que je ne faisais pas partie de cette société. Il y avait eux et puis nous. J’ai toujours eu de la répulsion pour toute forme de pouvoir. Mes deux grands-pères ont souffert dans les camps sous Staline.
Vous êtes considérée comme une grande écrivaine en Russie ? Avez-vous déjà subi la censure ?
J’ai de très grands tirages, en effet. Je n’ai jamais eu affaire à la censure, sauf une fois. On m’a fait changer un très gros mot contre un mot moins obscène. La censure est extrêmement dure et verrouillée pour les mass media, les radios, les télévisions, les journaux. En revanche, personne ne fait attention à la littérature. Jusqu’à très récemment, le pouvoir ne prêtait pas attention aux livres.
La littérature russe a-t-elle la même importance que jadis ?
La littérature ne compte pour rien dans un monde où la télévision est très importante, les gens utilisent davantage leurs yeux et leurs oreilles pour s’informer. Cela ne me réjouit pas. Je préfère les écrits.
Sentez-vous la désinformation à l’œuvre ?
On vit à l’époque d’Internet. Toute personne qui veut savoir peut regarder sur le Net tant qu’ils ne le fermeront pas, ce qui reste une éventualité qui me fait peur. Les gens, dans leur immense majorité, regardent la télévision. Je ne sais pas ce qui se passe en province, mais ceux avec qui j’ai des rapports là-bas font appel à l’information sur le Net.
Les gens s’insurgent-ils, se terrent-ils à Moscou ?
Il y a de grandes différences d’une personne à l’autre. Le peuple est assez docile. Il semble en osmose avec le pouvoir. Il se sent lié à lui. On le dirait prêt à approuver ses agissements. C’est là une réaction qu’on voit partout et qui est assez générale, mais elle est superficielle. Quand on commence à discuter avec les gens de façon plus personnelle, on s’aperçoit que chacun a son propre point de vue.
Il faut savoir qu’en Russie, nous n’avons pas l’habitude d’exprimer personnellement ce que nous pensons. Durant toute l’époque soviétique, il y avait une sorte de sélection naturelle, je dirais quasi génétique, de l’homme moyen. Celui qui se distinguait, qui se faisait remarquer, était très mal vu. Il n’était pas du tout profitable de sortir de la masse. L’expression de Staline disant avoir créé « l’homme soviétique » est assez juste, mais sans doute pas au sens où il l’entendait. Il s’en enorgueillissait. Cela a donné un type d’homme extrêmement prudent, éduqué dans la peur, qui a l’habitude de dire « oui » et de donner son accord à ce qu’on lui ordonne. C’était un trait typique de l’homme soviétique. Le pouvoir, quel qu’il soit, dresse les gens.
Vous avez tout quitté en partant ?
De toute ma vie, je n’avais jamais débuté une de mes journées en écoutant ou en regardant les nouvelles. Aujourd’hui, je suis suspendue aux informations. La situation est totalement imprévisible. Quand les troupes russes sont entrées en Ukraine, il était évident que Poutine voulait aller vite, mais cela n’a pas marché. Actuellement, on n’a aucune idée de la manière dont les choses vont se terminer. Il est sûr que la Russie et l’Ukraine vont sortir profondément changées de cet affrontement terrible. Cela ne fait aucun doute. Le postulat que Russes et Ukrainiens sont des peuples frères va être détruit, peut-être même pour toujours.
Il y a quand même un point positif : les événements de ces dernières années ont permis à l’Ukraine de se former en tant que nation, de consolider son État. Mais le problème des relations entre les deux pays est inépuisable. Il y a énormément de liens familiaux entre Russes et Ukrainiens, surtout en Ukraine orientale. Je ne pense pas qu’il y aura une union forte à la fin, comme ce fut le cas au temps de l’Union soviétique. L’Ukraine va être scindée. La partie occidentale de ce pays a toujours été attirée par l’Ouest. Il y a une forte influence de la Pologne et des pays Baltes, lesquels sont considérés comme de grands voisins car ils ont été de grands empires. Impossible de savoir comment cela va s’agencer dans les décennies à venir.
Cette problématique sera très intéressante à analyser pour les sociologues, politologues et démographes. On peut espérer qu’il y aura enfin une résolution autre que guerrière. Il existe certains traits archaïques dans la mentalité russe. N’oubliez pas que c’est un immense territoire. Il est difficile de le tenir sans un pouvoir fort. C’est à la fois une particularité de la Russie et sa tragédie. Ce pays est si vaste qu’il est très délicat d’en faire un tout uni.
Quand l’effondrement de l’URSS a eu lieu sous nos yeux, il n’y a pas eu de grande guerre. Des conflits, certes, mais pas de guerre mondiale. Je souhaite, de toutes mes forces, que la prochaine chute de cet empire ait lieu de manière moins sanglante. Aujourd’hui, au XXIe siècle, on devrait tous pouvoir dire que la guerre est un phénomène archaïque.
Votre maison à Moscou est-elle vide actuellement ?
Non, elle est remplie de toutes mes affaires ! Tout est resté là-bas, même les petites cuillères en argent qui me viennent de ma grand-mère. Mon souhait le plus grand est de pouvoir rentrer chez moi. Mes amis sont là-bas. Là-bas, il y a toute ma vie.
(1) Gallimard, traduction de Sophie Benech, 208 pages, 18,50 euros.